Monday, July 31, 2006

La crème et le pain chaud

J'ai une tendresse particulière pour Sophie qui va de bêtise en bêtise et à qui la vie n'apprend rien finalement...


Sophie était gourmande, nous l'avons déjà dit ; elle n'oublia donc pas ce que sa bonne lui avait recommandé, et, un jour qu'elle avait peu déjeuné, parce qu'elle avait su que la fermière devait apporter quelque chose de bon à sa bonne, elle lui dit qu'elle avait faim.

« Ah bien ! répondit la bonne, cela se trouve à merveille : la fermière vient de me faire cadeau d'un grand pot de crème et d'un pain bis tout frais. Je vais vous en faire manger ; vous verrez comme c'est bon ! »

Et elle apporta sur la table un pain tout chaud et un grand vase plein d'une crème épaisse excellente. Sophie se jeta dessus comme une affamée. Au moment même où la bonne lui disait de ne pas trop en manger, elle entendit la voix de la maman qui appelait : « Lucie ! Lucie ! » (C'était le nom de la bonne.)

Lucie courut tout de suite chez Mme de Réan pour savoir ce qu'elle désirait ; c'était pour lui dire de préparer et de commencer un ouvrage pour Sophie.

« Elle aura bientôt quatre ans, dit Mme de Réan, il est temps qu'elle apprenne à travailler. »

LA BONNE. — Mais quel ouvrage madame veut-elle que fasse une enfant si jeune ?

MADAME DE RÉAN. — Préparez-lui une serviette à ourler, ou un mouchoir.

La bonne ne répondit rien, et sortit du salon d'assez mauvaise humeur.

En entrant chez elle, elle vit Sophie qui mangeait encore. Le pot de crème était presque vide et il manquait un énorme morceau de pain.

« Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-elle tout en préparant un ourlet pour Sophie, vous allez vous rendre malade ! Est-il possible que vous ayez avalé tout cela ? Que dira votre maman, si elle vous voit souffrante ? Vous allez me faire gronder ! »

SOPHIE. — Soyez tranquille, ma bonne ! j'avais très grand'faim, et je ne serai pas malade. C'est si bon, la crème et le pain tout chaud !

LA BONNE. — Oui, mais c'est bien lourd à l'estomac. Dieu ! quel énorme morceau de pain vous avez mangé ! J'ai peur, très peur que vous soyez malade.

SOPHIE, l'embrassant. — Non, ma chère Lucie, soyez tranquille, je vous assure que je me porte très bien.

La bonne lui donna un petit mouchoir à ourler et lui dit de le porter à sa maman, qui voulait la faire travailler.

Sophie courut au salon où l'attendait sa maman, et lui présenta le mouchoir. La maman montra à Sophie comment il fallait piquer et tirer l'aiguille ; ce fut très mal fait pour commencer ; mais, après quelques points, elle fit assez bien et trouva que c'était très amusant de travailler.

« Voulez-vous me permettre, maman, dit-elle, de montrer mon ouvrage à ma bonne ?

— Oui, tu peux y aller, et ensuite tu reviendras ranger toutes tes affaires et jouer dans ma chambre. »

Sophie courut chez sa bonne, qui fut fort étonnée de voir l'ourlet presque fini et si bien fait. Elle lui demanda avec inquiétude si elle n'avait pas mal à l'estomac.

« Non, ma bonne, pas du tout, dit Sophie ; seulement je n'ai pas faim.

— Je le crois bien, après tout ce que vous avez mangé. Mais retournez vite près de votre maman, de crainte qu'elle ne vous gronde. »

Sophie retourna au salon, rangea toutes ses affaires et se mit à jouer. Tout en jouant, elle se sentit mal à l'aise, la crème et le pain chaud lui pesaient sur l'estomac ; elle avait mal à la tête ; elle s'assit sur sa petite chaise et resta sans bouger et les yeux fermés.

La maman, n'entendant plus de bruit, se retourna et vit Sophie pâle et l'air souffrant.

« Qu'as-tu, Sophie ? dit-elle avec inquiétude ; es-tu malade ?

— Je suis souffrante, maman, répondit-elle ; j'ai mal à la tête.

Depuis quand donc ?

Depuis que j'ai fini de ranger mon ouvrage.

As-tu mangé quelque chose ? »

Sophie hésita et répondit bien bas :

« Non, maman, rien du tout.

— Je vois que tu mens ; je vais aller le demander à ta bonne, qui me le dira. »

La maman sortit et resta quelques minutes absente. Quand elle revint, elle avait l'air très fâché.

« Vous avez menti, mademoiselle ; votre bonne m'a avoué qu'elle vous avait donné du pain chaud et de la crème, et que vous en aviez mangé comme une gloutonne. Tant pis pour vous, parce que vous allez être malade et que vous ne pourrez pas venir dîner demain chez votre tante d'Aubert, avec votre cousin Paul. Vous y auriez vu Camille et Madeleine de Fleurville ; mais, au lieu de vous amuser, de courir dans les bois pour chercher des fraises, vous resterez toute seule à la maison et vous ne mangerez que de la soupe. »

Mme de Réan prit la main de Sophie, la trouva brûlante et l'emmena pour la faire coucher.

« Je vous défends, dit-elle à la bonne, de rien donner à manger à Sophie jusqu'à demain ; faites-lui boire de l'eau ou de la tisane de feuilles d'oranger, et, si jamais vous recommencez ce que vous avez fait ce matin, je vous renverrai immédiatement. »

La bonne se sentait coupable ; elle ne répondit pas. Sophie, qui était réellement malade, se laissa mettre dans son lit sans rien dire. Elle passa une mauvaise nuit, très agitée ; elle souffrait de la tête et de l'estomac ; vers le matin elle s'endormit. Quand elle se réveilla, elle avait encore un peu mal à la tête, mais le grand air lui fit du bien. La journée se passa tristement pour elle à regretter le dîner de sa tante.

Pendant deux jours encore, elle fut souffrante. Depuis ce temps elle prit en tel dégoût la crème et le pain chaud, qu'elle n'en mangea jamais.

Elle allait quelquefois avec son cousin et ses amies chez les fermières du voisinage ; tout le monde autour d'elle mangeait avec délices de la crème et du pain bis, Sophie seule ne mangeait rien ; la vue de cette bonne crème épaisse et mousseuse et de ce pain de ferme lui rappelait ce qu'elle avait souffert pour en avoir trop mangé, et lui donnait mal au cœur. Depuis ce temps aussi elle n'écouta plus les conseils de sa bonne, qui ne resta pas longtemps dans la maison. Mme de Réan, n'ayant plus confiance en elle, en prit une autre, qui était très bonne, mais qui ne permettait jamais à Sophie de faire ce que sa maman lui défendait.

Les Malheurs de Sophie
Comtesse de Ségur
1858

Wednesday, July 26, 2006

Les petits pois de P. Delerm



Après une longue absence dûe à un déménagement, je reprends le cours de ce blog.
Je remercie Goupil pour sa contribution et lui présente une nouvelle fois mes excuses pour mon retard

Aider à écosser des petits pois.

C'est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. Oubliés les bols et les miettes du petit déjeuner, la cuisine est si calme, presque abstraite. Sur la toile cirée, juste un carré de journal, un tas de petits pois dans leur gousse, un saladier.
On n'arrive jamais au début de l'opération.
On traversait la cuisine pour aller au jardin, pour voir si le courrier était passé...
-Je peux t'aider?
Ca va de soi. On peut aider. On peut s'asseoir à la table familiale et d'emblée trouver pour l'écossage ce rythme nonchalant, pacifiant, qui semble suscité par un métronome intérieur. C'est facile, d'écosser les petits pois [...]

Alors on parle à petits coups, et là aussi la musique des mots semble venir de l'intérieur, paisible, familière. De temps en temps, on relève la tête pour regarder l'autre, à la fin d'une phrase; mais l'autre doit garder la tête penchée - c'est dans le code. On parle de travail, de projets, de fatigue- pas de psychologie. L'écossage des petits pois n'est pas conçu pour expliquer, mais pour suivre le cours, à léger contretemps. Il y en aurait pour cinq minutes, mais c'est bien de prolonger, d'alentir le matin, gousse à gousse, manches retroussées. On passe les mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. C'est doux; toutes ces rondeurs contiguës font comme une eau vert tendre, et l'on s'étonne de ne pas avoir les mains mouillées. Un long silence de bien-être clair, et puis:
-Il y aura juste le pain à aller chercher.


Extrait de La Première Gorgée de bière et Autres Plaisirs Minuscules de Philippe Delerm.